La titrisation : un levier stratégique pour financer le développement en Afrique

« L’industrie de la titrisation gagnerait en notoriété, si des dispositifs d’incitation fiscale étaient mis en place »  Mouhamadou Moustapha FAYE, Directeur Général de KF Titrisation

Mouhamadou Moustapha FAYE débute sa vie professionnelle comme Trader Junior dans un SGI de la place sénégalaise, avant de rejoindre Invictus Capital & Finance. D’abord Responsable du Desk Trading, puis Senior Associate-Capital Markets, M. FAYE a eu à réaliser avec succès des missions d’ingénierie et de conseil financier pour de grandes entreprises de l’UEMOA, dans des secteurs aussi divers que l’immobilier, la banque, l’industrie, l’import-export, les activités portuaires, etc.. Il a également accompagné l’État du Sénégal, à plusieurs reprises, dans le cadre du financement de son budget. Sentant le besoin de développer ses activités dans d’autres segments de la finance, notamment dans l’activité de gestion de Fonds Communs de Titrisation de Créances (FCTC), le Groupe Invictus Capital & Finance charge M. FAYE du projet de création et d’obtention d’agrément de la première société de gestion de fonds communs de titrisation de créances (FCTC) à capitaux privés sénégalais. A l’issue de cette mission qu’il a mené avec brio, il est nommé à la tête de KF Titrisation en qualité de Directeur Général, et ce, depuis sa création en 2021.

Pouvez-vous nous dire, en quelques mots, ce qu’est la titrisation ? Et en quoi consiste son mécanisme ?

La titrisation est un instrument financier qui permet à une société donnée de mobiliser des ressources financières en contrepartie de la cession d’une partie des créances dans ses livres, actifs généralement illiquides. Elle consiste donc en une transformation d’actifs illiquides en liquidités et, suivant le schéma de structuration adopté, peut ne pas avoir d’impact dans le passif de la société c’est à dire son endettement.

En quoi la titrisation peut-elle, selon vous, jouer un rôle important dans l’allocation de l’épargne pour assurer le financement des économies africaines ?

La pertinence de la titrisation dans l’orientation de l’épargne à destination du financement des économies africaines réside à deux niveaux. En effet, en tant qu’instrument de mobilisation efficient des ressources, la titrisation peut permettre aux gouvernements d’accroitre et de restaurer la capacité d’autofinancement des champions nationaux et des entreprises des secteurs clés de l’économie à travers la cession des dettes souveraines détenues dans leurs livres. Une telle approche permet à ces dernières de remédier aux lenteurs inhérentes aux paiements des trésors publics et de disposer des liquidités nécessaires au financement de leur programme d’investissements favorisant ainsi le développement du tissu économique. Par ailleurs, la titrisation permet d’adresser les différentes préoccupations principales des investisseurs institutionnels et des épargnants en leur permettant d’avoir accès à des produits structurés et innovants qui sont quasi garantis en ce qu’ils sont adossés à des actifs dûment identifiés et évalués dont les flux doivent servir au règlement de la dette qu’ils fournissent à travers leurs souscriptions. En raison de son encadrement règlementaire, la titrisation offre un niveau de sécurité supplémentaire par rapport aux autres produits notamment grâce à la transparence qui la caractérise avec un accès à temps et en heure à l’information pour les investisseurs et des exigences de conformité appliquées aux principaux intervenants aux opérations de titrisation sur le marché financier régional, sous la supervision d’une autorité de régulation régionale : l’Autorité des marchés financiers de l’UMOA (AMF-UMOA »).

Pourquoi, malgré tous les avantages, les entreprises africaines ne recourent à la titrisation que très faiblement ? Existe-t-il des contraintes règlementaires ou psychologiques ? Ne faut-il pas élargir la base d’actifs éligibles à la titrisation ?

En réalité, le tissu de nos économies en Afrique étant en grande partie composé de petites et moyennes entreprises, ces dernières sont réputées pour leur recours automatique à la finance conventionnelle. De plus, la hantise de la crise des surprimes de 2008 a édulcoré l’image d’un instrument novateur de diversification des sources de financements. Pourtant, la revue de la règlementation internationale avec la mise en place de dispositif solide de contrôle et d’encadrement des acteurs et des opérations de titrisation sur les différents marchés du monde permet aujourd’hui d’éviter un scénario similaire. Dans la Zone UEMOA par exemple, le régulateur est intransigeant sur la solidité financière des FCTC, la conformité des acteurs du marché aux exigences règlementaires et la protection des intérêts des investisseurs. S’agissant de la base des actifs titrisables, il faut noter que notre marché de la titrisation est assez récent comparé à ceux d’autres contrées comme le Maroc. Toutefois, nous sommes foncièrement convaincus que la titrisation n’a pas encore révélé tout son potentiel en tant qu’instrument de financement sophistiqué et innovant. L’élargissement de la base des actifs titrisables en y incluant par exemple les actifs mobiliers, les actifs immobiliers, les titres de capital ou encore l’avènement de « fonds de dettes » permettant l’adossement d’une émission obligataire d’un FCTC destinée au financement de projets d’infrastructures identifiés sont des pistes à considérer pour renforcer l’aura de ce mécanisme financier qu’est la titrisation aux bénéfices des porteurs de projets et des investisseurs. La titrisation synthétique qui fait référence à la cession par une banque du risque lié à un portefeuille de crédits est également à considérer à long terme.

La titrisation demeure une technique complexe et qui n’est pas sans danger. Quels sont les risques liés à une opération de titrisation et quelles sont les techniques utilisées pour en limiter les effets ?

Comme toute opération financière, les opérations de titrisation comportent des risques qui sont en général mitigés par la qualité de la structuration qui porte l’opération. Ces travaux de structuration sont réalisés en amont du montage du Fonds Communs de Titrisation de Créances. Nous pouvons notamment citer les risques liés à la nature des créances titrisées, à la concentration sectorielle et individuelle des créances, à la défaillance des débiteurs des sous-jacents ou au remboursement anticipé, entre autres. Nonobstant cette pléthore de risques, le dispositif règlementaire permet de mettre en place des mécanismes de rehaussement de crédit afin de mitiger les risques et améliorer la qualité de signature du FCTC. On peut citer le surdimensionnement de l’actif et la constitution d’un portefeuille de créances en réserve pour couvrir le risque de non-performance de certaines créances, le compte de réserve pour adresser les risques d’impayés au minimum pour une voire deux échéances complètes en principal, intérêts et frais de gestion. D’autres mécanismes de rehaussement de crédit comme la subordination du passif sont également usités pour s’assurer une solidité financière du FCTC à l’effet de respecter ses engagements vis-à-vis des investisseurs du marché financier. D’ailleurs, le cadre juridique actuel, notamment en Zone UEMOA, permet de mettre à contribution des techniques qui limite l’impact de certains types de risques et renforce la pertinence et la légitimité du recours aux opérations de titrisation comme moyen incontournable de financement. De plus, l’intervention des agences de notation sur ces types d’opérations permet d’avoir une appréciation indépendante sur la qualité des titres qui seront émis par le FCTC à travers une échelle de notation et des méthodologies reconnues à l’échelle internationale.

Le coût engagé pour une opération de titrisation peut paraître dissuasif, notamment en Afrique, ne faut-il pas des mesures d’incitations fiscales, par exemple, pour mieux promouvoir cette technique ?

Certes, la titrisation peut paraitre couteuse si l’établissement initiateur ne prend en compte que les coûts de mise en place immédiat du fonds commun de titrisation de créances. Pour autant, des mécanismes de gestion et d’optimisation de la trésorerie du FCTC permettent, lorsqu’ils sont bien déployés de rendre l’opération plus avantageuse et compétitive en termes de coût et permettre ainsi à l’Initiateur de challenger les taux de sortie de ses différentes sources de financement. Nonobstant ces possibilités, l’industrie de la titrisation et les marchés financiers africains en général gagneraient plus en notoriété et en pipeline d’opérations si des dispositifs d’incitations fiscales étaient mis en place pour promouvoir le recours à ce mécanisme notamment dans le secteur de l’immobilier y compris pour satisfaire la demande constante en logements et les programmes nationaux de logements sociaux. La réduction de la fiscalité applicable en matière immobilière notamment serait un grand pas pour le développement de produits sophistiqués tels que les Residential Mortgage Backed Securities (RMBS) notamment sur le marché de l’UEMOA.

De nombreux économistes avaient accusé la titrisation d’être à l’origine de la crise financière mondiale de 2007-2008, ne pensez-vous qu’une utilisation avec précaution de cette technique devrait être privilégiée, notamment en ces temps incertains ?

Sans revenir en détail sur les circonstances qui ont conduit à la crise des subprimes de 2008, il est important de rappeler que la cause fondamentale de cette crise a été la multiplication des prêts à risque distribués massivement et de manière peu rigoureuse, notamment avec l’implication de plusieurs acteurs, rémunérés en fonction du volume d’affaires généré et qui n’assumaient pas les risques liés à ces crédits. Cette pratique est contraire à ce qui se fait jusqu’ici dans le système bancaire de la zone UEMOA ou tout le processus d’octroi de crédit est assuré par la banque qui in fine assume tous les risques liés à cet engagement. De plus, il est important de rappeler que le cadre réglementaire qui encadre la titrisation en zone UEMOA date de 2010, deux années après la crise financière 2008 qui a profondément bouleversé les marchés financiers internationaux. Dès lors, on peut être confiant que le Régulateur, en toute responsabilité, a élaboré la réglementation sur la base des leçons tirées de la crise des subprimes. D’ailleurs, le dispositif règlementaire mis en place dans la zone UEMOA prévoit plusieurs strates de sécurité et de contrôle des opérations de titrisation. Le rigoureux processus d’instruction des dossiers de demandes d’agréments des FCTC et par le Régulateur et les obligations de reporting permanent des sociétés de gestions des FCTC et des dépositaires des fonds en sont de parfaites illustrations.

Comment la titrisation est-elle régulée dans la zone UEMOA, les textes en vigueur sont-ils, à vos yeux, adaptés au contexte ?

La Zone UEMOA s’est dotée d’un cadre juridique régissant les opérations de titrisation à la faveur du Règlement n° 02/2010/CM/UEMOA relatif aux Fonds Communs de Titrisation de Créances et aux opérations de Titrisation dans l’UEMOA (le « Règlement n° 02/2010/CM/UEMOA »). Deux instructions d’application complètent ce règlement, l’Instruction n° 43/2010 relative à l’agrément des Fonds Communs de Titrisation de Créances, au visa de leurs Notes d’Information, ainsi qu’aux modalités de placement de leurs titres sur le marché financier régional de l’UMOA (« l’Instruction n° 43/2010 »), et l’instruction n° 44/2010 relative à l’agrément des sociétés de gestion de Fonds Communs de Titrisation de Créances sur le Marché Financier Régional de l’UMOA (« l’Instruction n° 44/2010 »). A côté de ces textes, les activités des intervenants aux opérations de titrisation tel que les agences de notation, les dépositaires, les sociétés de gestion de FCTC, les sociétés de gestion et d’intermédiation sont également réglementées par des textes communautaires spécifiques. De plus, le cadre institutionnel mis en place sous la houlette de l’Autorité des marchés financiers – AMF-UMOA- font des opérations de titrisation des processus régulés et contrôlés, ce pour garantir les intérêts des acteurs et des investisseurs. Néanmoins, il serait pertinent d’adjoindre dans le dispositif juridique la règlementation de certains types d’acteurs comme les backup servicers et la mise en place ou l’opérationnalisation d’un cadre comptable spécifique afin de s’assurer que les auditeurs et commissaires comptes des FCTC disposent de référentiels clairs pour les sociétés de gestion et les FCTC et partant renforcer la vigilance et la conformité sur ce segment du marché financier.

Quelques mots sur KF Titrisation, quelles sont activités et quelle est la spécificité de son approche ?

KF Titrisation est une Société de Gestion de Fonds Communs de Titrisation de Créances (FCTC) agréée par l’AMF-UMOA. Nous opérons sur l’ensemble de la chaîne de valeur de la titrisation, en fournissant des services de conseil financier, en structurant, en organisant, en gérant et en administrant des fonds communs de titrisation de créances (FCTC) sur le marché financier régional. Basés à Dakar, au Sénégal, nous intervenons dans les huit (8) pays membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. En trois ans d’activités, nous avons bouclé deux opérations de référence et avons capitalisé plus de 150 milliards FCFA d’actifs sous gestion. En effet, nous avons mené avec succès la première opération de titrisation de SONATEL, première entreprise privée de télécommunications dans la zone UEMOA et l’une des plus grandes capitalisations boursières à la Bourse Régionale des Valeurs Mobilières (BRVM).  Cette opération innovante, a été la première émission simultanée de deux compartiments, d’un même FCTC mais avec des actifs complètement ségrégés. Nous avons également accompagné le Groupe Banque Atlantique pour sa première opération de titrisation sur le marché financier régional en mettant en place le premier fonds multi-cédants depuis l’avènement de l’instrument de la titrisation sur notre marché. Ces deux opérations ont été bien accueilli par le marché et ont permis de mobiliser un montant global de 166 milliards FCFA sur le Marché Financier Régional en l’espace de six (6) mois, notamment avec la participation d’investisseurs de référence tels que la Banque Mondiale à travers la Société Financière Internationale (SFI) et le fonds londonien EAIF géré par Ninety-One pour l’opération de titrisation de SONATEL. Cette performance met en exergue l’intérêt des investisseurs à cette nouvelle classe d’actifs mais aussi la confiance et l’appétence de l’univers des investisseurs du marché régional aux produits issus de la titrisation. Nous avons de grandes ambitions dans le segment de la titrisation, et comptons déployer davantage de Fonds Commun de titrisation aussi innovants que solvables afin d’adresser la question du financement de nos économies, des projets structurants etc…, et cela, à travers des partenariats avec les gouvernements, les collectivités, les entreprises publiques et privées, entre autres.

Propos recueillis par A.C. DIALLO – ©Magazine BUSINESS AFRICA